Employée à Renault Flins pendant 36 ans, Fabienne Lauret livre un témoignage éloquent sur la condition ouvrière et les révoltes sociales des années 1970 à 1990. À ses côtés, Philippe Guillaume au scénario et Elena Vieillard au dessin donnent vie au récit de ses luttes syndicales et féministes.

Fabienne, cette BD est une adaptation de votre livre L’Envers de Flins. Pourquoi cette démarche ?

Fabienne : Je suis curieuse de nature et j’aime ce genre de défi, même si je ne connaissais pas grand-chose à la BD au départ. Et le faire en duo avec un spécialiste était très alléchant. J’ai pensé à un public plus jeune qui pourrait connaître cette grande page d’histoire sociale de façon plus ludique et plus abordable qu’avec un livre de 290 pages.
En ce sens, la rencontre avec Elena est un vrai plus et son dessin apporte un aspect original et attractif au livre, allégeant et enrichissant le « sérieux » du thème de la BD.

Fabienne et Philippe, vous signez ensemble le scénario. Comment s’est déroulée votre rencontre ?

Fabienne :  Elle s’est déroulée lors de la première présentation publique du livre, à la librairie indépendante La Nouvelle Réserve à Limay.
Cette librairie a pris le relais de La Réserve de Mantes-la-jolie à laquelle des militant.es de mon organisation Révolution avaient contribué. Dans mon livre, figure d’ailleurs une interview de deux militants très investis dans cette aventure.

Philippe :  J’étais venu assister à la présentation de son livre à la librairie. Nous ne nous connaissions pas, mais la sincérité de son témoignage, la force de ses convictions et la fidélité à ses engagements m’ont convaincu de l’intérêt d’adapter son livre en roman graphique. À l’issue de la rencontre, je lui ai donc proposé cette opportunité. Cela l’a bien évidemment surpris, mais je n’ai pas eu beaucoup de mal à la convaincre que cela pourrait permettre de toucher un autre public, sans doute plus jeune et n’ayant pas connu les décennies de luttes intenses qui ont suivi le mouvement de mai 1968.

Cette BD est-elle une adaptation fidèle de votre roman, Fabienne, ou avez-vous souhaité l’approfondir ?

Fabienne : Mon livre est un récit de vie engagé avec un point de vue révolutionnaire. Il court sur 50 ans d’histoire sociale, syndicale, politique et humaine dans une grande usine qui a longtemps été mythique après 1968. L’aspect féministe de mon livre est également très important.

C’est difficile d’approfondir un si long récit dans une BD, car il faut allier la mise en scène pour le dessin et les dialogues ou commentaires.
Nous avons choisi les moments les plus marquants, avec un point de vue souvent plus personnel, voire parfois intime. Nous avons introduit une séquence de plus sur la Pologne (1980 - 1981). 

Philippe : Avec Fabienne, nous ne nous sommes pas contentés d’adapter strictement le livre. Nous avons réduit certains passages au profit d’autres éléments, notamment ses voyages en Pologne pour soutenir le syndicat Solidarnosc. Nous avons aussi élaboré un fil rouge avec son dialogue « surréaliste » avec les moutons de l’éco-pâturage mis en place à l’usine de Flins, fil rouge qui permet de relancer les questions, tout en instillant une dose d’humour bien venue dans un sujet somme toute sérieux.

Philippe, vous êtes connus pour des scénarios de BD plus classiques. En quoi est-ce différent de s’attaquer à une BD de témoignage ?

Philippe : Jusqu’à présent, j’ai surtout travaillé sur des albums de BD franco-belge, plutôt centrés sur des sujets à consonance économique. Ces albums contiennent une large part de fiction, mais s’appuient toujours sur des faits historiques précis, dont je m’efforce de respecter la véracité. 
Dans le cas de l’adaptation du livre de Fabienne, il n’était pas question d’introduire le moindre « soupçon » de fiction, mais de rester au plus près de son témoignage, afin de ne pas trahir la nature de son engagement collectif. 
J’ai souhaité écrire le scénario avec elle, pour respecter fidèlement son parcours de vie et ses convictions. Il s’agit donc bien d’un scénario à quatre mains. Cependant, ce nouvel album s’inscrit bien dans la continuité de mon travail, puisque je m’efforce dans tous mes projets de défendre des convictions fortes.

Elena, qu’est-ce qui a motivé votre choix d’illustrer l’album en bichromie ? Pourquoi avoir choisi le rouge comme troisième couleur ?

Elena : La bichromie est d’abord un choix esthétique, elle assure un rendu plus graphique, avec des contrastes assumés. Le choix du rouge nous paraissait assez évident pour coller au sujet. Il est utilisé ici de manière expressive plutôt qu’illustrative : il sert le récit en rehaussant des émotions, en appuyant les moments de révoltes, de lutte ou de colère ; il ne sert pas à colorer ce qui est naturellement rouge. 

Est-ce que cela a été difficile pour vous de recréer une époque que vous n’avez pas vécue ?

Elena : Il y a beaucoup d’images d’archives sur les mouvements ouvriers, et plus particulièrement sur Mai 68. Il a donc été plutôt simple de trouver la matière pour ma documentation. Fabienne disposait également d’une belle collection d’images et de documents. Et de mon côté, ayant passé une bonne partie de ma vie dans cette même banlieue et mes grands-parents ayant aussi travaillé à Renault (mais à Billancourt), je n’étais pas en terrain inconnu. Ces ambiances font partie de mon histoire familiale. 
Mais parfois, j’ai dû composer avec des descriptions plus floues, comme pour l’atelier de couture dont on ne retrouve aucune image.
Ce qui a surtout difficile à se figurer en tant que dessinatrice, ce sont les volumes. Les différents ateliers de l’usine sont gigantesques, assez inimaginables tant qu’on n’y a pas mis les pieds, et l’usine est maintenant fermée au public. 

Fabienne, à travers le récit de vos luttes sociales à Renault Flins, c’est une histoire du militantisme ouvrier qui se dessine en filigrane. Quelles sont les luttes qui vous préoccupent aujourd’hui ?

Fabienne : J’ai toujours des convictions révolutionnaires mais plus affinées au fil des années, avec un intérêt pour un courant communiste libertaire, même si je ne suis plus encartée dans un parti.
Je suis toujours syndicaliste, active à Solidaires78 depuis 2008, membre depuis 2000 d’un comité Attac de mon département. Je reste évidemment profondément féministe notamment dans un groupe du Mantois – les Fffrac – antiraciste et antifasciste (investie dans un collectif départemental d’accueil aux migrant.es) et forcément écologiste.