À moindres risques
Immersion en "salle de shoot"

Mat Let & Fachri Maulana

Auteurs :
Mat Let (Scénario et dessin)
Fachri Maulana (Couleurs)
Date :
28 août 2024
Format :
192 pages - Couleur
16,5 x 24.0 cm
ISBN :
9782849535059
Prix :
22,00 €

À moindres risques
Immersion en "salle de shoot"

Mat Let & Fachri Maulana

Interview

Entre 2021 et 2022, Mat Let a fréquenté la salle de consommation à moindre risque (plus connue sous le nom de « salle de shoot ») de Paris Lariboisière. Non comme usager mais pour appréhender au mieux la réalité des faits. Après une année d’immersion, il raconte un lieu à des années lumières de l'image sulfureuse parfois dépeinte dans les médias.


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Comment est venue l'idée de faire cette bande dessinée ?
L'idée vient en fait de Médecins du Monde, avec qui je travaille depuis longtemps. En voyant mon carnet de confinement (28 m2- Carnet de confinement), Ernst Wisse, qui travaille au pôle « réduction des risques en matière d'usage de drogues » de MdM, m'a dit qu’il aurait aimé que je sois avec lui en Afghanistan pour dessiner ce qui s’y passait, car en photo ou vidéo, ce n’est pas montrable. Je ne sais pas si j'aurais osé le suivre, mais l'idée a fait son chemin et finalement, il m'a proposé d'aller dessiner à la salle.


À plusieurs moments, tu retrouves Ernst, y a-t-il eu un suivi de la part de Médecins du monde tout au long de la création ?
MdM m'a laissé toute liberté dans la conduite du projet. C'est moi qui décidais du rythme de mes visites, des personnes que j'allais rencontrer, etc. Mais quand j'avais des questions ou besoin de leur aide pour rencontrer quelqu'un, ils m’ont toujours soutenu. Ils m'ont aussi laissé une totale liberté quant à l'histoire elle-même. Je n'ai eu aucun retour éditorial de leur part, seulement des retours techniques, sur du vocabulaire par exemple.


Parfois tu fais face à la méfiance de certains usagers alors que d'autres semblent se livrer sans réserve, comment s'est passé la prise de contact en général ?
En fait, le contact s'est établi beaucoup plus facilement que je ne le pensais. Les personnes usagères de la salle sont souvent méfiantes face aux journalistes, parce qu'elles ont beaucoup été stigmatisées, notamment sur les chaînes d'info en continu. Mais moi qui ne suis pas journaliste, je venais juste me poser à la salle pour dessiner sur le vif ce que je voyais et entendais. Ça a tout de suite créé beaucoup de curiosité chez certains. Les personnes que je rencontre dans la BD sont tout simplement celles qui ont eu envie de me parler.


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D'ailleurs, on suit des usagers comme Tony ou Banban, s'agit-il de personnages fictifs ?
Tony et Banban sont des personnages tout à fait réels, nous avons juste changé leurs pseudos et parfois quelques détails de leur parcours, à leur demande. Mais toutes les histoires que je relate dans la BD sont issues de témoignages et de conversations réels. Je n'ai rien inventé !


On sent que les scènes sur le terrain ont été plus éprouvantes qu'à la salle, peux-tu nous dire pourquoi ?
En fait, je n'avais pas prévu de parler de ce qui se passe en dehors de la salle. Mais comme j'entendais beaucoup parler de la crise du crack dans les médias, j'ai voulu aller voir sur le terrain. Et si la réalité de la salle n'est pas toujours joyeuse, là où il n'y a pas de salle ni d’équipe pour s'occuper des usagers et usagères de drogues qui sont en grande précarité, la situation est catastrophique. C'était le cas au square Forceval où les usagers ont été regroupés par centaines sans aucune infrastructure. Il y avait là-bas énormément de problèmes d'accès à l'hygiène, aux soins, beaucoup de violence. Et l'impact sur le quartier a été très néfaste. J’ai voulu montrer que si certaines personnes critiquent la salle, les endroits où il y a des scènes ouvertes sans dispositif d'accompagnement sont carrément cauchemardesques. 


D'ailleurs cette immersion s'est déroulée entre 2021 et 2022, en pleine "crise du crack" à Paris, est-ce que cela a eu un impact sur ton expérience ?
Oui. C'était très étrange de voir des gens et, un peu plus tard, de tomber sur ces personnes au détour d’un article en ouvrant mon ordinateur. J'avais l'impression d'être au cœur de l'actualité. Mais ma démarche s’inscrivait dans un temps long, ce qui était un peu stressant pour moi, j'aurais aimé pouvoir témoigner dans l'instant. Mais deux ans plus tard, on ne peut pas dire que les choses se soient vraiment améliorées dans Paris...


Tu ponctues chaque chapitre d'intermèdes où l'on te suit dans ta vie quotidienne, pourquoi ce choix ?
J'aurais probablement pu faire une BD intéressante sans apparaître dedans. Mais d'emblée, les gens de MdM et de Gaïa (l'association qui gère la salle) m'ont dit qu'ils voulaient que je partage mon expérience à la première personne, que je donne mon regard de "personne lambda" sur ce que je voyais et que je comprenais, ou non, de la situation. Quant aux scènes plus personnelles, en fait je me suis rapidement aperçu que le projet avait un impact sur ma vie quotidienne. J'ai par exemple commencé à repérer les signes de consommation dans l'espace public, à voir qu'une personne portait sur elle les signes d'un usage de drogues, etc. C'est ce que j'ai voulu montrer. En termes narratif, ça permettait aussi de sortir le lecteur de la salle elle-même, puisque les premiers chapitres sont en quelque sorte un huis-clos.


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Si on comprend bien la fin, tu as choisi de poursuivre l'expérience, combien de temps as-tu continué à fréquenter la salle ?
J'ai continué à aller à la salle, moins régulièrement, mais cette fois en tant que bénévole, pendant six mois après avoir amassé toute la matière nécessaire à mon histoire. Ça correspond à peu près à la période pendant laquelle j'ai écrit le scénario. Cela me permettait de garder le lien avec les gens que j'avais rencontrés et qui étaient devenus mes personnages. J'ai aussi appris que l'observation et la participation sont deux choses bien différentes, j'ai beaucoup appris sur le quotidien des équipes. À la fin de cette période, j'ai déménagé loin de Paris. Mais à chaque fois que je reviens, je passe à la salle pour revoir tout le monde et aussi leur montrer l'avancement de la BD. Tant l'équipe que les usagers sont super enthousiastes !!


Enfin, tu viens plutôt de l'univers du carnet mais il s'agit là de ta première incursion en BD, quelle expérience en retires-tu ?
J'adore le carnet et le dessin sur le vif, la possibilité de saisir l'instant de manière très partielle mais complètement engagée dans le moment. Et l'idée à la base était de faire un carnet sur la salle. Mais Vincent Henry, de la Boîte à Bulles, m'a suggéré de plutôt en faire une BD pour que l'ouvrage puisse trouver un plus large public. Etant moi-même un grand fan de BD depuis toujours, je n’ai pas pu refuser cette proposition ! Ça a été pour moi un challenge énorme, j'ai dû passer 1000 heures (j'ai compté !) tout seul devant mon bureau pour dessiner tout ça. Je pense que c’est un vrai plus pour le projet car ça m'a permis de développer le propos et de ne pas être tributaire de ce que j'avais pu dessiner à l'instant T. Mes croquis sur place m'ont énormément servi comme référence pour les planches et surtout, ils ont parfaitement joué leur rôle pour créer du contact et de la complicité avec toutes celles et ceux que j'ai pu rencontrer.


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