Initialement prévue pour les 20 ans de La Boîte à Bulles, l'édition couleurs de Intrus à l'Etrange sort finalement cet automne, accompagnée de l'édition grand format de Rouge Himba. Simon Hureau revient sur la genèse de ces deux oeuvres majeures.
Ce récit se passe dans le village creusois de Magnat-l’étrange. Pourquoi ce choix ? Quelle inspiration pour ce projet ?
Je voulais écrire une fiction purement française, ancrée dans le territoire. C’était à un moment où j’étais fatigué de ne lire ou voir que des œuvres qui mythologisent le territoire américain, qu’on finit par mieux connaître que notre propre province, du polar urbain au far ouest en passant par la chronique sociale ou le film d’horreur. Mais pour les besoins de mon scénario, j’avais besoin d’une vaste zone que je pouvais partiellement me réapproprier, dans un environnement qui ne soit pas trop quadrillé par un patrimoine touristique balisé et par trop évocateur. Alors simplement, j’ai pris une carte de France, que j’ai scrutée dans ses recoins les moins emblématiques, et je me suis laissé séduire par ce coin du Limousin. Et puis j’ai eu un déclic quand je suis tombé sur le nom de ce village : Magnat-L’Étrange. D’emblée, je me suis dit que mon histoire devait se situer là. Alors je suis parti deux jours en repérage dans les parages, pour découvrir les vrais lieux dans lesquels j’allais situer mon action, et bien sûr, la réalité du décor, sa géographie, son bâti, ont influencé et enrichi le scénario, et de nombreuses modifications y ont été apportées par le repérage.
La séquence qui a le plus marqué les lecteurs de la première édition est la longue déambulation dans le camp militaire de la Courtine. C’est un choix de ta part ou juste lié au fait que le personnage est seul ?
Cette longue séquence muette a été un véritable choix. Parfaitement délibéré. C’était même dès le départ un élément constitutif, je la voyais presque comme le point d’orgue de mon récit, juste avant sa conclusion. Mais cela m’a valu d’ailleurs, quand j’ai proposé le projet à d’autres éditeurs que La Boîte à Bulles, des remarques telles que : « à partir de là, ça devient complètement expérimental, tu perds ton lecteur ». Je souris en y repensant chaque fois qu’un lecteur me dit que sa séquence préférée est précisément celle-ci, celle qui ne comporte plus aucune bulle, sur presque 40 pages. Et c’est systématiquement de ce passage là qu’on me parle !
Ce livre a reçu le Fauve polar à Angoulême. Avais-tu, toi, l’impression d’avoir écrit un polar ?
Absolument pas ! C’est le fait de recevoir ce prix, qui, en collant cette étiquette inattendue sur Intrus à l’étrange, m’a fait réaliser qu’on pouvait le faire entrer dans cette famille de livres. Paradoxe ! Mais Jean-Louis Tripp, qui présidait le jury de ce tout premier Fauve Polar à Angoulême, m’a expliqué en quoi il y voyait un polar, et de fait, dès lors, ça m’a paru très clair. Pourtant, étrangement, ce n’est pas un genre qui m’est familier, sorti des Nestor Burma repris par Tardi, je n’en lis pas. Et j’avoue que j’avais un peu tendance à confondre le polar et le policier. Nul n’est prophète en son pays !
Est-ce que ce fauve polar a marqué un tournant dans ta carrière ?
Un tournant, peut-être pas. Par contre, un regain de confiance, en plus de la (très bonne) surprise qu’on puisse célébrer à grande échelle un livre à caractère plutôt confidentiel, oui, certainement. Les ventes s’en sont faites ressentir, également. On peut se passer de prix, et on n’écrit pas de livre dans l’espoir d’en recevoir. Mais c’est vrai que c’est quand même bon pour le moral…
Pourquoi avoir eu envie de mettre ce livre en couleurs ?
Tu l’avais imaginé ainsi dès le départ ?
En fait, oui, ce livre, dès le départ, je l’avais souhaité en couleurs. Sous quelle forme, et faites par qui, je n’en savais rien, ce n’était pas arrêté, mais je l’avais dessiné à la plume, avec presque un petit côté ligne claire, pour rendre une mise en couleurs plus évidente. Et puis ça ne s’est pas fait, je ne sais plus trop pour quelles contraintes exactes, budgétaires sans doute… (coût de la mise en couleur, coût de l’impression – plus chère en couleurs – répercutée sur le prix du livre, etc.). Bref, les couleurs se sont révélées difficilement envisageables, et on s’est rabattus sur un lavis. Mais c’était en partie pour cette longue séquence de nuit, que je rêvais d’une mise en couleurs. Pour l’atmosphère, pour rendre le récit plus immersif. J’aime le noir et blanc, mais j’ai tendance à penser que la couleur aide à faire ressentir les ambiances, les lumières, la température, et offre un meilleur « coefficient de pénétration » du lecteur dans la chair du récit.
Pour la réédition de Rouge Himba, pourquoi avoir choisi un format plus grand ?
Rouge Himba est un livre très dense – la densité de mes pages semblerait être un défaut récurrent chez moi, on me le reproche régulièrement… Le fait que les dessins soient sans cadre fait que les pages ont besoin d’une circulation du blanc à l’intérieur des compositions, et plus encore dans les marges, autour. Le format de la collection carnets de La Boîte à Bulles ne permettait pas d’avoir des marges généreuses, et le livre, dans son aspect initial compact, a pu faire peur à certains lecteurs, avec ses 312 pages foisonnantes et sans doute peu respirantes. Mais ça reste une expérience éditoriale incroyable, en plus de la rencontre et du voyage, et semble-t-il encore aujourd’hui le livre le plus complet au monde sur les Himbas ! Si on peut offrir au lecteur un petit confort de lecture supplémentaire, je m’en réjouis !
Tu sembles être désormais passé (ou revenu) au récit de non fiction (L’Oasis, Sermilik, Le Vivant à Vif). Penses-tu que tu revenir à la fiction bientôt ?
C’est une évolution que je n’ai ni choisie, ni anticipée, je la constate, avec un certain étonnement. Je ne renie absolument pas la fiction, mais c’est vrai qu’elle a été mise de côté par tous ces récents projets, les uns entrainant les autres… J’ai très envie de revenir à la fiction un jour, bien sûr, (d’ailleurs, je travaille en ce moment même sur une histoire pour enfants, à paraître aux éditions Møtus, et qui est ma première fiction depuis… Le Massacre !) J’ai aussi la suite de L’Empire des hauts murs dans un tiroir, 100 pages crayonnées que je serai content de pouvoir dépoussiérer un jour… Et si Limul Goma, à l’avenir, pouvait reprendre du service, je serais comblé ! A suivre…